Article issu de "L'Express" paru le 30 janvier 2021, par Letizia Dannery, sur l'exposition d'Ernest Pignon-Ernest.

Ernest Pignon-Ernest,  l'image et l'endroit, une rétrospective inédite

Le précurseur de l'art urbain en France présente ses "papiers de murs" à l'Atelier Grognard de Rueil-Malmaison, en collaboration avec la galerie Lelong & Co. En attendant la réouverture des musées, une visite virtuelle, commentée par l'artiste, relaie cette rétrospective inédite.

Quand, en 1988, Ernest Pignon-Ernest se rend pour la première fois à Naples , il croit être tombé un jour de fête tant l'animation grouillante qui règne lui semble extraordinaire. Au fil des semaines, l'évidence s'impose : ici, le casino (bordel) est permanent. Et l'Histoire - où se superposent mythologies grecque, romaine, chrétienne -, toujours vivante. Entre le Vésuve ensommeillé et les fumerolles de la Solfatare, la ville - sous laquelle Virgile situe l'Enfer - offre à l'artiste ses sols et ses façades de lave noire autant que ses mythes surgissant à chaque coin de piazza . Le Niçois, ébloui, ressent cette familiarité avec la mort qui imprègne la cité depuis trois mille ans. Il pense à Pasolini ; il pense à Caravage.

Inspiré de , son premier collage napolitain réunit les têtes tranchées du cinéaste et du peintre ; deux figures au destin tragique nimbé de soufre que quatre siècles séparent, mais qui ont en commun "une détermination à traiter des grands rites comme s'ils étaient vécus par les gens et la rue". Au cours des séries napolitaines, réalisées jusqu'en 1995, le plasticien colle ses productions les nuits du jeudi et du vendredi saint. Car "rencontrer une image de la mort dans le contexte de Pâques n'est pas anodin, dans une ville où la croyance et les superstitions sont aussi exacerbées".

Ces propos, livrés derrière un masque par ce petit homme de 78 ans, aussi courtois que disert, un matin de la fin janvier, à destination d'une poignée de journalistes de la capitale, résument la démarche qui préside à sa création depuis le début des années 1970. Une oeuvre construite en plusieurs phases : le dessin, l'impression, la photographie, le collage et, surtout, l'endroit avec lequel le travail préparatoire va faire sens. : "Mon oeuvre, c'est ce que provoque le dessin dans le lieu. Elle est donc, par nature, éphémère." A Naples, elle s'est nourrie de multiples lectures (dont la Bible et les Evangiles ) et de kilomètres parcourus dans le vieux centre dont il a fini par connaître chaque mur ocre, jaune ou rouge.

Au fil des processions religieuses et des ex-voto qui pullulent, Ernest Pignon-Ernest observe "cette propension des habitants à préférer Marie plutôt que son fils " : une "ville-femme", une "ville-mère". L'artiste esquisse alors sa Mort de la vierge d'après Caravage . Mais où la placer ? "L'idée de la mettre seule dans la rue me semblait impossible". A Spaccanapoli, une artère populaire du coeur historique, il repère, assises dans le renfoncement d'une porte de chapelle, deux vieilles vêtues de noir qui vendent des cigarettes de contrebande et des serpillères. C'est là qu'il dépose cette sérigraphie caravagesque, que les deux femmes découvrent au matin, et qui, loin de l'ignorer, "l'ont adoptée, veillée presque".

En 1995, Ernest Pignon-Ernest, de retour à Naples, trouve l'entrée de la chapelle murée, le dessin et les dames disparus. L'une d'elles, Antonietta, est morte, apprend-il. La nuit même, il la portraiture à partir d'une photo et colle sa réalisation sur le site où elle a officié de longues années durant. Le lendemain, les commerçants alentour lancent une collecte pour apposer une vitre protectrice sur le dessin. L'artiste, qui n'avait pas anticipé cette émotion collective, les en dissuade. Il reviendra dessiner l'image si nécessaire. Ce qu'il fera en 2002.

Pour la première fois, l'ensemble des estampes, issues de ses oeuvres, de La Commune au Pasolini assassiné, en passant par le Rimbaud vagabond, la Pietà africaine de Soweto ou le parcours-hommage à Desnos (au sommet de son panthéon poétique), sont présentées à l'atelier Grognard de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), en collaboration avec la galerie Lelong & Co , à Paris. Une manne, pour l'heure, invisible du public, la faute au coronavirus. En attendant des jours meilleurs, Ernest Pignon-Ernest commente longuement cette rétrospective inédite dans une visite virtuelle sur YouTube. Il s'y montre sans masque, et sans fard.